Par Abdellatif ABILKASSEM
Rabat- Le débat est vieux mais ne cesse de resurgir tant dans le monde “réel” que virtuel: ces comédiens hommes qui campent des rôles féminins au grand écran. Ce débat s’est invité samedi à Tanger, au premier jour de la projection des longs-métrages retenus dans la compétition officielle du 22ème Festival national du film (16-24 septembre).
Le hasard a fait que les deux premiers films programmés dans cette compétition mettent en vedette deux acteurs qui incarnent des personnages féminins. Dodelinant les hanches, yeux outrageusement surlignés de khôl pour un regard de braise correspondant aux soi-disant canons de beauté modernes, l’accoutrement des deux comédiens a divisé la salle, moitié scandalisée moitié admirative.
Le débat s’est animé entre les promoteurs des deux films et une partie du public, les premiers mettant en avant le rôle de l’art en tant que “briseur de tabous et miroir des maux de la société”, les seconds dénonçant ce qu’ils qualifient de “transgression des codes d’une société conservatrice” comme la nôtre.
Le premier long-métrage en question, “Green Card” de Hicham Regragui, relate l’histoire de Labib et Habib, deux potes qui, à la recherche d’un avenir meilleur, décident de participer à la loterie du visa de diversité américaine “Green Card”. La surprise c’est que la chance va sourire au premier qui va décrocher le précieux sésame tandis que le deuxième sera débouté.
Inséparables, les deux copains trouvent l’astuce pour pouvoir immigrer ensemble: Habib (campé par Fayçal Azizi) se déguise en jolie femme, se faisant passer pour l’épouse de son ami Labib pour pouvoir faire le voyage légitimement, sans éveiller les soupçons.
Dans une déclaration à la MAP, le réalisateur dit avoir voulu soulever deux questions qui intéressent les jeunes, à savoir l’immigration et le harcèlement sexuel. “Mais pourquoi avoir attribué le rôle féminin à Azizi spécifiquement, si ce n’est ses fameuses prises de position sur la sexualité et le corps ?”, c’est la question que certains n’ont pu s’empêcher de se poser après le visionnage du film.
La réponse du réalisateur se veut claire. Lors du débat ayant suivi la projection du film, Hicham Regragui affirme que son choix a été motivé essentiellement par deux critères: d’abord le “professionnalisme” de Azizi qui est lauréat de l’Institut supérieur d’art dramatique et d’animation culturelle (ISADAC), ensuite son physique qui colle au rôle basé sur le “Crossdressing” (une technique qui consiste, pour un acteur, de porter les vêtements du sexe contraire) qui est d’usage dans le septième art mondial.
Regragui n’y est pas allé de main morte pour critiquer ceux qui blâment les réalisateurs et les artistes qui osent présenter ce type de personnages dans leurs films.
“Nous sommes au 21è siècle, pas au Moyen-Âge ! Laissez-nous faire notre travail !”, a-t-il protesté en darija. Pour étayer son point de vue, le réalisateur a souligné qu’à travers l’histoire, des personnes ont changé non seulement d’habits, mais aussi de religion – du moins publiquement- pour obtenir l’asile dans un pays étranger par exemple.
A son tour, Azizi qui a assisté à la projection et pris part à la discussion, a souligné que dans ce film, il s’est lancé le défi de changer l’image plutôt caricaturale des acteurs qui se mettent dans la peau de femmes, laquelle tend à les présenter sous des airs de provocation et de séduction.
Au lieu de cela, le jeune artiste affirme être parti d'”une approche plus globale” en vue d’une interprétation non classique du personnage féminin qui figure en tête d’affiche, “ce qui était une expérience aussi éprouvante que plaisante”.
Le débat a pris une autre tournure suite à la projection du deuxième long-métrage, “Chettah” (Le danseur) de Lotfi Ait Jaoui, qui raconte l’histoire du jeune Rabii (Abdelilah Rachid), un coach sportif dont le père est imam, qui intègre une troupe musicale populaire pour suppléer le danseur, blessé à la cheville.
Par là, notre héros espère décrocher une bourse allouée par une ONG européenne, dont le montant lui permettra d’équiper sa modeste salle de sport et d’épouser sa bien-aimée qui n’est autre que la fille du maire du village.
Au fil des événements, le film décrit la volte-face de Rabii, son père et son futur beau-père, politicien de son état, qui ont d’abord honni le jeune à cause de son choix de faire carrière dans la danse, un domaine jugé exclusivement féminin, avant de changer d’avis en apprenant que ce “sacrifice” rapporterait gros à Rabii et aux membres de sa troupe.
Ce retournement brusque de situation, qui dénote beaucoup de machiavélisme, en plus de l’apparence efféminée du personnage clé qui n’a pas hésité à se maquiller les yeux avec du mascara, à porter des boucles d’oreilles et à adopter une démarche déhanchée pour les besoins du film, ont provoqué l’indignation de plus d’un parmi l’assistance.
Intervenant au débat ayant suivi le visionnage du long-métrage, une dame a haussé le ton en jugeant “gravissimes” les messages véhiculés par ce dernier qui, selon elle, sert un agenda occidental “qui encourage la déviation sexuelle parmi les hommes”. Pour appuyer ses propos, elle a évoqué un passage du film où il est dit que le danseur qui devrait bénéficier de la bourse de l’ONG européenne doit impérativement être de sexe masculin.
Adressant poliment la parole au staff du film, l’intervenante a estimé que dans une société conservatrice comme le Maroc, ce genre de danses exécutées par des hommes est “inacceptable”.
Ce à quoi le réalisateur a répondu en rappelant que la présentation de rôles féminins par des acteurs hommes est courante dans la pratique cinématographique marocaine, citant en particulier les prestations de feu Bouchaib Bidaoui auquel le film est dédié.
Certains font même de la danse féminine leur gagne-pain, à l’image des artistes de Jamaa El Fna à Marrakech, a-t-il soutenu, estimant qu'”il ne faut pas exagérer” et qu’il “faut savoir accepter la différence”.
Même tempo chez l’acteur principal Abdelilah Rachid qui a indiqué qu'”en tant qu’artistes, il est de notre devoir de lutter contre les stéréotypes et de mettre à nu les problèmes que vit notre société”.