Par Hicham LAKHAL

 

Santiago- Si la transcendance mondiale de son nom est associée à son œuvre poétique, qui lui valut rien moins que le prix Nobel de littérature en 1945, la vie de la Chilienne Gabriela Mistral fut marquée par une passion, peut-être plus encore que la littérature : l’éducation des plus défavorisés, à une époque où, dans une grande partie de l’Amérique latine, la scolarisation était un rêve lointain pour des milliers d’enfants, et l’alphabétisation un privilège.

Cette poétesse, éducatrice et diplomate chilienne, née sous le nom de Lucila Godoy Alcayaga en 1889, a eu une vie qui, au-delà de son génie et des lauriers qui la rendent unique, pourrait être considérée comme celle d’une femme du XXIe siècle, une femme en avance sur son temps.

Venue de la lointaine vallée de l’Elqui, dans le nord du Chili (530 km au nord de Santiago), Mistral a réussi à surmonté, peut-être sans le vouloir, les barrières de genre et les préjugés sociaux, dans la première moitié du XXe siècle, et dans une société historiquement conservatrice.

La vie de la petite Lucila n’a pas été facile : son père a abandonné la famille lorsqu’elle était bébé et elle a été élevée dans un environnement féminin, par sa mère, couturière, sa sœur aînée, institutrice, et sa grand-mère.

Dans un contexte rural peu favorable, la future Prix Nobel de littérature n’a pas pu terminer l’école primaire par manque de moyens financiers, mais elle disposait d’un grand avantage pour l’époque : toutes les femmes de sa famille savaient lire et écrire, dans une société où moins d’un tiers de la population était alphabétisé.

Le niveau d’instruction au sein de sa famille a éveillé chez l’adolescente une vocation pour l’enseignement et, à partir de 1904, elle a commencé à enseigner dans différentes écoles de la région de Coquimbo, parvenant en 1910 à obtenir le titre d’enseignante dans les écoles secondaires.

Parallèlement au développement de sa vocation d’éducatrice, naquit Gabriela Mistral, la poétesse, qui envoie des poèmes et des essais aux journaux locaux, mais son expérience de la vie la conduira à utiliser également les lettres comme moteur d’ascension sociale, en particulier pour les femmes.

Après une carrière de plusieurs années en qualité d’enseignante, Gabriela Mistral est invitée un juin 1922 par le ministre mexicain de l’Éducation de l’époque, José Vasconcelos, à contribuer à l’élaboration d’un nouveau système éducatif, en mettant l’accent sur l’importance de l’éducation en milieu rural. Elle accepta le défi et entreprit ce qui, pour l’époque, était un voyage vers l’inconnu, et bien plus encore pour une femme seule.

Au Mexique, Gabriela Mistral a révisé en profondeur les programmes, amélioré les méthodes pédagogiques et enrichi les écoles rurales grâce à des plans qui allaient ensuite se répandre dans toute l’Amérique latine. Elle a rédigé et obtenu la promulgation de la loi sur la retraite des enseignants ruraux, qui a également été adoptée ensuite par plusieurs pays, et a créé les “écoles en plein air”.

À cette époque, elle avait déjà publié plusieurs ouvrages. “Désolation”, considéré comme son premier chef-d’œuvre, est publié à New York en 1922. Le livre rassemble des poèmes qu’elle avait écrits dans la région de Coquimbo dix ans auparavant.

Deux ans plus tard, “Ternura” parut à Madrid, un livre de poésie pour enfants qui fait revivre des genres traditionnels comme les berceuses. Et en 1938, elle publia “Tala”, dédié aux enfants espagnols victimes de la guerre civile.

Le 10 décembre 1945, Gabriela Mistral reçoit le prix Nobel de littérature et devient la première femme hispanophone à obtenir le graal. Le jury de l’Académie suédoise mentionne qu’elle lui a décerné le prix pour “son œuvre lyrique qui, inspirée par de puissantes émotions, a fait de son nom un symbole des aspirations idéalistes de tout le monde latino-américain”.

Elle a ensuite enchaîné les hommages. Le prix Serra de las Américas de l’Académie d’histoire franciscaine américaine de Washington en 1950 et, l’année suivante, le prix national de littérature du Chili. En 1953, elle a été nommée consul à New York et également déléguée à l’Assemblée générale des Nations unies.

En outre, elle a été gratifié de doctorats honorifiques de l’université du Guatemala, du Mills College d’Oakland (Californie) et de l’université du Chili. Son œuvre a été traduite dans plus de 20 langues, et des rues et des places dans de nombreuses villes importantes du Chili portent son nom.

Récemment, l’ambassade du Maroc au Chili et le Centre culturel Mohammed VI pour le dialogue des civilisations, en coopération avec la municipalité de Providencia, ont organisé plusieurs activités culturelles en hommage à Gabriela Mistral.

Par ailleurs, un projet plus vaste a été lancé consistant en la création de la chaire “Gabriela Mistral” dans le département de langue et littérature espagnoles de l’Université Hassan II de Casablanca.

La chaire sera consacrée à l’étude de l’œuvre de l’écrivaine chilienne, ainsi qu’à l’échange de connaissances entre chercheurs marocains et chiliens.

Lors des émeutes de 2019 au Chili, Gabriela Mistral a été choisie comme l’un des symboles de la lutte des jeunes et des femmes contre la constitution héritée de l’époque de la dictature d’Augusto Pinochet, notamment dans le volet relatif à l’éducation publique. Ce sont eux qui, pour la première fois au Chili, ont compris la mission transformatrice de Mistral près de 100 ans après son auto-exil au Mexique.

Mistral est souvent citée par le président chilien, Gabriel Boric, et son nom orne les avenues et les places du Chili, alors que son visage apparaît sur les billets de banque.

Son héritage, qui met en avant la centralité des valeurs d’égalité et de justice, est perçu dans le monde entier comme un symbole à suivre.