Rachid MAMOUNI
Buenos Aires- “Un jour historique pour l’Argentine” versus “une persécution judiciaire et médiatique”. Deux commentaires diamétralement opposés sur fond rouge barraient ce lundi après-midi les écrans des télévisions d’Argentine après le réquisitoire d’un procureur dans le procès pour corruption présumée contre l’ancienne présidente Cristina Kirchner.
Jamais un réquisitoire, qui est loin d’être un verdict définitif, n’aura causé autant de divisons au sein de la société argentine si ce n’est la personnalité de l’accusée qui occupe une place centrale dans la vie politique du pays depuis plus de 20 ans.
Cristina Kirchner a été première dame pendant le mandat de son époux (2003-2007) auquel elle a succédé pendant deux mandats d’affilée (2007-2015).
Sous la présidence de Mauricio Macri (2015-2019), Cristina Kirchner a endossé la charge du leader de l’opposition avant de revenir au pouvoir en 2019 avec la double casquette de vice-présidente et présidente du Sénat, mais tous les médias du pays et les observateurs la considèrent comme la « cheffe » qui fait et défait les cabinets.
Fait inédit dans l’histoire récente du pays, le parquet a requis lundi une peine de 12 ans de prison contre la vice-présidente en exercice. Le procureur a doublé la mise en demandant également une interdiction à vie contre la vice-présidente pour exercer une fonction publique. Dans la pratique, cela revient à lui interdire de se présenter aux prochaines élections prévues au deuxième semestre 2023.
Sur le plan politique, le réquisitoire a provoqué une onde de choc dans le pays et dans son environnement immédiat où les images de l’arrestation de Lula da Salva au Brésil voisin sont encore fraiches dans les mémoires des latino-américains.
Dans cette affaire connue en Argentine sous le nom de « Voirie », Cristina Kirchner est poursuivie en compagnie d’une douzaine d’autres personnes pour constitution d’une « association illicite » qui aurait détourné des fonds publics.
Les mis en cause, avec à leur tête l’actuelle vice-présidente, sont accusés, selon le parquet, de participation à une gigantesque opération frauduleuse en relation avec des travaux de voirie réalisés dans la province de Santa Cruz (sud) dont est originaire Cristina Kirchner.
Au début de sa carrière politique, son défunt mari et ancien président, Nestor Kirchner, était gouverneur de cette province et y a garder des attaches politiques et des affaires privées importantes.
Le parquet a évalué les dommages causés par ces agissements à plus de 5 milliards de pesos (environ un milliard de dollars).
La première réaction au réquisitoire est venue immédiatement du gouvernement qui a « condamné une persécution judiciaire et médiatique » contre la vice-présidente.
Le communiqué officiel rendu public par le gouvernement estime « qu’aucun acte attribué à la ex-présidente n’a été prouvé et que toutes les accusations contre elle font référence uniquement à la fonction qu’elle a exercée pendant cette période ».
Les alliés politiques de Cristina Kirchner au sein de la coalition au pouvoir « Le Front de Tous » (centre-gauche) se sont élevés d’une seule voix contre le réquisitoire et soupçonnent que la condamnation a déjà été prononcée.
Ces dénonciations font écho à ce que pense la première concernée. Face au refus du tribunal de lui donner l’occasion de répondre au parquet, elle a opté pour son canal préféré sur les réseaux sociaux pour épingler « le manque de preuves » à son encontre et critiqué le refus du tribunal de lui offrir une occasion de se défendre.
Un de ses principaux allié politique, l’ancien président de la chambre basse et actuel ministre de l’économie, Sergio Massa, a estimé que « nous sommes face à un dangereux précédent pour la politique » en Argentine.
Sur l’autre bord, dans les rangs de l’opposition du centre-droit, les messages d’euphorie l’ont disputé aux expressions de soutien aux procureurs qui ont osé « l’impensable » jusqu’à il y a quelques années.
La leader de la droite et ancienne ministre de la sécurité publique, Patricia Bullrich, a loué les valeurs de « la justice indépendante » en Argentine, alors que les autres dirigeants de l’opposition étaient impitoyables, à l’image du chef de file de la droite à la chambre des députés, Mario Negri, qui a écrit que « Cristina Kirchner, qui se croyait au-dessus des lois, vient d’entendre les mots les plus redoutés : ’12 ans de prison’ ».
Les dissensions provoquées par le réquisitoire du parquet ont atteint la sphère judiciaire, dont les représentants se sont prononcés contre « l’ingérence dans le système judiciaire » après que le président Alberto Fernandez a évoqué une « persécution judiciaire et médiatique » contre la vice-présidente.
L’association des procureurs d’Argentine a invité l’Exécutif à observer la “prudence requise” pour “écarter toute possibilité de violer les principes républicains de respect de séparation des pouvoirs”.
La tension provoquée par le réquisitoire du parquet contre Cristina Kirchner a gagné également la rue où des sit-in ont été organisés par les détracteurs armés de casseroles et les défenseurs de la vice-présidente brandissant son portrait.
Pendant les prochains jours, les partisans de Cristina Kirchner ont promis d’investir la rue pour exprimer leur appui à la vice-présidente contre la « persécution » du pouvoir judiciaire.
Ces divisions à tous les étages auront à coup sûr des conséquences politiques dans la perspective des élections de 2023 et des retombées économiques dans le contexte de la crise budgétaire que vit le pays.
Mais demeure une grande question sur l’avenir de la première concernée. Quelle réponse apportera Cristina Kirchner à ce réquisitoire inédit ? et quel sera son positionnement pour 2023 ?