Par Morad Khanchouli
Bruxelles- Elle n’a ni le nom, ni la couleur de peau pour appartenir au cercle fermé de la littérature néerlandophone. Pourtant, Aya Sabi, une jeune maroco-néerlandaise, installée en Flandre, est aujourd’hui un nom et un visage familiers des milieux culturels et littéraires néerlandophones. Sa place, elle la doit à son talent, à ses mots, à son écriture à la fois acerbe et à fleur de peau, dont ruissellent des émotions, des prises de position qui traversent les cuirasses et donnent vie à des personnages dont la parole n’a pas droit de cité.
A 27 ans, Aya est une habituée des plateaux de télévision et des rencontres littéraires aux Pays-Bas et en Flandre. Elle apporte ce vent de fraicheur, vital pour la régénération des œuvres littéraires, un regard et une vision tout sauf binaires. Comme dans cette salle intimiste donnant sur le littoral peu apaisé d’Ostende, dans le nord de la Belgique, un soir froid et grisâtre du mois de février. Tel un poisson dans l’eau, la voix gorgée de soleil de Aya Sabi réchauffe l’ambiance, en lisant avec une éloquence sobrement théâtrale des extraits de son dernier roman Half Leven (Demi-vie).
Aya Sabi a grandi dans la petite ville néerlandaise de Roermond. A l’âge de 13 ans, sa famille décide alors de s’installer en Belgique. C’est là où la maroco-néérlando-flamande posera les premiers pas sur un chemin qui lui ouvrira des années plus tard les portes de la littérature. Tout en suivant des études scientifiques, Aya savait qu’elle voulait être écrivaine. Elle arrive à faire cohabiter la rigueur du mathématicien et la liberté de l’écrivain. Elle n’écrit pas pour plaire aux oreilles du lecteur, ni même aux siennes. L’écriture, c’est surtout son kit de survie.
‘’Depuis mon jeune âge, l’écriture était pour moi un refuge où j’apaisais une peine, une souffrance, où je m’élevais contre une injustice’’, confie-t-elle à la MAP.
Bloggeuse sur ‘’deredactie.be’’ entre 2015 et 2017, elle tenait des chroniques au magazine MO depuis 2017 et au prestigieux journal De Morgen depuis 2020. Ses écrits tournent autour de l’injustice, de l’inégalité et de l’émancipation des femmes.
Pour autant, ce n’est pas dans l’exercice médiatique qu’elle s’épanouit le plus. ‘’Je me sens mieux dans l’écriture des nouvelles, dans les histoires imaginaires que je raconte, car elles pourraient être en fin de compte des fragments d’une vie, d’un vécu. J’aime laisser au lecteur le soin d’apporter ses propres réponses aux questions que je pose. C’est tout le contraire des médias, où on attend de vous d’apporter des réponses’’, explique-t-elle.
Selon elle, l’écrivain ne cherche pas à ce que le lecteur adhère à ses idées, à son raisonnement, mais contribue à ce qu’il trouve des réponses à ses interrogations.
Une sorte d’acte politique ? Tout à fait, estime Aya Sabi, car une question est par nature un acte politique. ‘’La politique n’est pas l’exclusivité des hommes politiques. La politique est omniprésente dans tous les instants de notre vie. La nature des questions que nous posons et de celles que nous acquiesçons est un acte politique’’.
En 2017, elle s’est trouvée au cœur d’une polémique, en se plaignant auprès du secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration de l’époque, Theo Francken, de sa modification de la loi sur les étrangers, dans une lettre ouverte intitulée “Je suis donc expulsable” dans le journal De Morgen. La discussion sur Twitter qui a suivi entre les deux a dépassé les frontières de la Belgique, arrivant jusqu’au New York Times.
Ses vrais débuts en littérature remontent à 2017, avec le recueil de nouvelles Verruimd land (Terre émiettée), publié aux éditions Atlas Contact et nominé pour le prix de littérature Opzij et le trophée Lang Zullen We Lezen.
Engagée dans la vie culturelle en Flandre et aux Pays-Bas, elle ne perd pas du regard le Maroc de ses origines. ‘’Mon attachement avec mon Maroc est profond. S’y rendre est un besoin pour moi. Une nécessité’’.
Dans son dernier roman Half Leven (Demi-vie), elle parle, à sa manière, du pays de ses ancêtres. De manière sensorielle, Aya Sabi présente des souvenirs passés et refoulés, de déplacement et d’aliénation, du Maroc aux Pays-Bas. Une chronique familiale sur la façon dont la douleur continue de chanter, s’ouvre et relie les générations. À propos de la façon dont la maison est parfois la chaleur qu’une personne dégage, mais aussi le froid qu’une personne peut apporter.
Une femme qui remplit les plats d’envies et de peines en cuisine. Une fille qui décompte en lettres les retrouvailles de son amant. Une petite-fille qui donne un langage à l’inhospitalité des relations familiales dans des essais…Le roman explore ce que c’est que d’être mère, fille, grand-mère, épouse, veuve, amante, femme. ”Les femmes réfléchissent sur elles-mêmes et sur leur monde, mais surtout elles se tendent un miroir l’une à l’autre, tandis que leurs vies bougent, se heurtent et s’entremêlent”.
A travers ses histoires à la fois imaginaires et réelles, celle qui a été nommée parmi les talents littéraires de l’année par le CNRC (Connecting European Literary Artists) pèse et soupèse ses mots, mâche et remâche les textes qu’elle rédige, pose des questions, s’interroge sur ces obstacles parfois trop hauts qu’on vient de percuter ou on trébuche en essayant de franchir.
‘’Aujourd’hui, tout le monde prétend connaître les réponses. Le fondement de l’écriture, c’est une remise en question permanente’’, dit Aya, qui n’a pas de modèle particulier dans la vie. Car, selon elle, ‘’chaque personne que vous rencontrez laisse une empreinte en nous, vous inspire des choses’’.
En décrivant parfois des réalités qui dérangent, elle ne cherche pas à poser des questions qui fâchent, à mettre la main là où il vaut mieux éviter. Elle invite surtout au dialogue, au changement. Elle attire l’attention sur des problèmes complexes comme le racisme ou la pauvreté qui touche surtout les minorités dans les pays d’accueil.
‘’Tu ne seras jamais d’ici! En fin de compte, tu restes un étranger qui vit dans un autre pays et qui essaie de s’adapter, de saisir les opportunités qui s’offrent à lui, de lutter pour s’imposer’’, estime Aya, qui est tombée dans l’amour de la littérature très jeune, en savourant la beauté de la langue arabe et en lisant le Coran.
Posée, gardant un sens mesuré de l’ambition, Aya a la liberté chevillée à l’âme. Elle rêve d’un monde de liberté, qui assure à chacun le temps et le loisir de créer, de vivre pleinement.