Casablanca – Hind Bouzekraoui, professeure universitaire à l’Ecole nationale de commerce et de gestion de Tanger (Université Abdelmalek Essaâdi) et ex-consultante dans des cabinets d’audit internationaux, décrypte, dans une interview à la MAP, l’état de l’entrepreneuriat féminin au Maroc et les facteurs de blocage à la création d’entreprises par les femmes.

Docteur en sciences de gestion et membre du département stratégie et gouvernance des organisations, Mme Bouzekraoui revient également sur les leviers à actionner afin d’encourager les femmes à se lancer davantage dans l’entrepreneuriat, ainsi que sur les “Gender bonds” introduits récemment par l’Autorité marocaine du Marché des capitaux (AMMC).

1- Pouvez-vous dresser un état des lieux de l’entrepreneuriat féminin au Maroc ?

Il peut paraître parfois discriminatoire à première vue d’évoquer l’entrepreneuriat féminin de manière distinctive et de lui porter un intérêt dissocié de l’entrepreneuriat de manière générale. Néanmoins, plusieurs recherches ont démontré l’existence de différences significatives entre hommes et femmes entrepreneurs à bien des égards. Ces disparités apparaissent notamment et entre autres, par rapport au niveau et à la nature de la formation, aux qualités personnelles intrinsèques, au style de gestion, aux secteurs d’activités prisés et aux difficultés rencontrées.

C’est dans ce sens que l’intérêt accordé à l’entrepreneuriat féminin en particulier prend tout son sens et parait tout à fait légitime de par les spécificités qu’il représente par rapport à l’entrepreneuriat masculin.

Au Maroc, l’entrepreneuriat des femmes est aujourd’hui au centre des stratégies de développement socio-économique car outre sa précieuse contribution à la création d’emplois et de valeur pour l’économie du pays, il permet de répondre à des enjeux sociopolitiques beaucoup plus profonds.

En effet, après avoir été pendant longtemps reléguée à l’arrière-plan, la femme marocaine a pu enfin bénéficier au cours des dernières années de plusieurs réformes sur le plan social, institutionnel et politique lui garantissant des améliorations considérables notamment sur le plan de l’éducation, de l’emploi et du statut juridique. Autant d’avancées qui sont venues aiguillonner l’émergence de l’Entrepreneuriat Féminin au Maroc.

À travers le développement de l’entrepreneuriat féminin, on s’est donc fixé comme objectif global l’inclusion et la cohésion sociale, et comme objectif individuel, l’autonomisation économique et financière de la femme marocaine ainsi que sa participation aux prises de décisions au niveau politique et institutionnel.

À travers une étude menée par nos soins entre 2017 et 2018, on a pu dresser un portrait de l’entrepreneure marocaine, de son entreprise et des principales difficultés rencontrées, il ressort que :

– L’entrepreneure marocaine est relativement jeune avec un âge moyen avoisinant la quarantaine lui ayant permis de cumuler suffisamment d’habilités et d’expériences. Elle est de formation supérieure ayant au moins un membre de la famille entrepreneur. Les femmes entrepreneures marocaines ont pour la grande majorité une expérience professionnelle antérieure en tant que salariée, et généralement liée à l’activité de l’entreprise qu’elles créent.

– Les entreprises créées par les femmes sont généralement de petite ou moyenne taille, plutôt jeunes (moins de 10 ans d’ancienneté). Concernant le secteur d’activité, il existe une réelle diversification avec cependant la prédominance du secteur des services, suivi du commerce de gros et de détail. Cependant les femmes entrepreneures demeurent largement sous-représentées dans le secteur du BTP et des TIC.

 

2- Comment s’explique le faible taux de l’entrepreneuriat féminin, surtout qu’en regardant les dernières statistiques, le Maroc enregistre un des taux de femmes ingénieurs les plus forts au monde (42,2%) ?

Les cursus de formation en ingénierie étaient jusqu’à ces dernières années complètement techniques, spécialisés et totalement dépourvus de toute formation à caractère entrepreneurial et managérial. Les lauréates des écoles d’ingénieurs étaient pour la majorité prédestinées à combler un besoin sur le marché du travail. Le chemin pour la suite de leur parcours était presque tracé et s’orientait d’emblée, pour la plupart d’entre elles, vers le salariat plutôt que vers l’inconnu qu’est l’entrepreneuriat. Conscientes des répercussions de ce vide en termes d’accompagnement adapté aux élèves ingénieurs, les parties prenantes ont réalisé plusieurs progrès pour nourrir l’esprit entrepreneurial chez les jeunes ingénieurs en introduisant des modules de formation transversaux d’appui pour mieux construire et réussir leurs parcours de formation et réussir leur insertion professionnelle tant dans le salariat que dans l’entrepreneuriat. En outre, dans un souci de structuration et d’accompagnement de l’entrepreneuriat étudiant, le projet SALEEM a représenté une initiative prisable destinée à affilier un projet de création d’entreprise au parcours universitaire.

Notre étude est venue justement confirmer le constat soulevé dans votre question : La plupart des femmes entrepreneures ont un niveau d’instruction supérieur. L’écrasante majorité (80%) ont suivi une formation liée aux Sciences de Gestion et elles sont sous-représentées dans les filières scientifiques et littéraires avec des pourcentages respectifs de12% et 8%.

Nous avons pu constater également que 64% ont une spécialisation en relation directe avec l’activité de l’entreprise qu’elles ont créée. Ce constat rejoint les conclusions de plusieurs recherches ayant mis à l’évidence l’existence de liens étroits entre la spécialité des études et le recours à l’entrepreneuriat.

 

3- Quels sont, d’après vous, les facteurs de blocage ?

On a eu l’habitude d’entendre que la volonté d’entreprendre démarre par une idée, or je serais bien tentée de dire que songer à créer son entreprise passe d’abord par une motivation intense qui pousse la réflexion à son paroxysme pour l’émergence d’une idée.

Ainsi, le premier facteur de blocage est dû à l’absence de motivation (facteurs push ou pull). C’est justement le cas de plusieurs femmes ingénieurs qui retrouvent dans le salariat la solution adéquate comblant leurs besoins en termes de finances et de stabilité familiale.

Par ailleurs, de manière générale, la femme entrepreneure marocaine peut se heurter à plusieurs freins qui interviennent à plusieurs phases du processus entrepreneurial. Selon notre étude, les femmes entrepreneures ont fait allusion à l’accès au marché comme principale contrainte avant d’évoquer l’accès au financement. D’autres contraintes peuvent aussi impacter négativement l’entreprise dirigée par la femme notamment celles d’ordre social et culturel liées au poids des mentalité et à un faible réseautage et accompagnement de la part des organismes de soutien.

Par ailleurs, on a tendance à évoquer l’aspect familial parmi les principaux facteurs encourageant la femme à entreprendre. En effet, sur le plan international, plusieurs chercheurs ont affirmé que : ” un pourcentage élevé des femmes entrepreneures ont un parent lui-même Entrepreneur”. Sur le plan marocain, et d’après notre étude, 76% des entrepreneures affirment avoir un membre de la famille entrepreneur. Certes notre étude est venue confirmer que l’influence familiale représente un réel propulseur à l’entrepreneuriat mais peut tout aussi s’avérer être un obstacle insoupçonné à la création d’une entreprise par la femme marocaine.

 

4- Quels mécanismes et leviers alors à actionner afin de booster et encourager les femmes à se lancer davantage dans l’entrepreneuriat ?

Pour contribuer à propulser les femmes entrepreneures marocaines au niveau escompté, une bonne connaissance de son environnement s’avère inéluctable.

La réussite des entreprises dirigées par les femmes est tributaire de plusieurs facteurs qui se réunissent dans leur combinaison la plus optimale. Parmi ces facteurs clés de succès on peut citer la participation de la femme entrepreneure à des réseaux et organismes d’accompagnement et de soutien. La valeur ajoutée du réseautage se distingue par sa capacité à accélérer le lancement et la croissance de l’entreprise en lui permettant de nouer des liens avec des pairs, de développer des opportunités d’affaires, de diligenter l’accès au financement et aussi et surtout de tisser des liens aiguillonnant le sens de solidarité et d’appartenance à une communauté et brisant la solitude de la dirigeante.

Certes les instances marocaines ont mis en place plusieurs programmes pour une meilleure valorisation de la femme entrepreneure, mais le taux d’intérêt manifesté à leur égard demeure très faible. Selon notre étude, seulement 21% déclarent avoir fait appel aux services de ces organismes ce qui est très faible vu l’importance que jouent ces institutions dans la création et la pérennité des entreprises féminines au Maroc. Un grand effort de communication et d’information s’impose pour toucher directement les femmes concernées et favoriser l’adhésion aux réseaux. Il faut songer aussi à généraliser les actions menées dans toutes les villes à travers la mise en place d’incubateurs, d’organiser des actions de lobbying auprès des pouvoirs publics. Il serait intéressant de multiplier les partenariats avec des entités internationales pour favoriser l’échange de “Best Practices” et enfin penser un accompagnement personnalisé et adapté à chaque type d’entreprise plutôt qu’un accompagnement standard.

Sur le plan mentalité, un travail colossal sur l’amélioration de l’opinion sociale et l’ouverture des mentalités marocaines s’impose. Il faut intensifier la banalisation du concept de l’entrepreneuriat féminin tout en valorisant sa contribution au développement économique en mettant plus de projecteurs sur les réussites féminines marocaines. Il faut encourager toute action pouvant faire allusion aux égalités entre genres tout en mettant à contribution les autorités médiatiques à fort potentiel d’influence.

 

5- L’AMMC vient de lancer un guide sur les “Gender Bonds”. Dans quelle mesure cette initiative va-t-elle améliorer l’accès des femmes entrepreneures au financement ?

Plusieurs offres de financement sont proposées par les organismes de soutien à l’entrepreneuriat à travers notamment les institutions financières avec l’appui considérable de la CCG (Caisse centrale de garantie), cependant on note le faible taux d’utilisation par la gent féminine.

Représentant un financement d’un nouveau genre, les Gender bonds introduits par l’autorité marocaine du marché des capitaux (AMMC) interviennent quant à eux dans une logique inclusive destinée à mobiliser les financements destinés à favoriser l’autonomisation de la femme et à soutenir l’égalité homme- femme.

Les Gender bonds représentent un mécanisme de la finance durable qui permet d’émettre des obligations et de mobiliser ainsi des flux de capitaux destinés à couvrir des activités rentrant dans le cadre des objectifs de développement durable. Les Gender bonds viennent répondre exclusivement à la cause féminine et lui portent un intérêt particulier et multidimensionnel selon sa place et son statut au sein de l’entreprise. Financer l’entrepreneuriat des femmes représente ainsi l’une des composantes essentielles des Gender bonds. Cette initiative contribuera sans doute à diligenter l’accès des femmes entrepreneures marocaines au financement à travers l’élargissement et la diversification de l’offre financière.